Nul n’égalait Ahmad Reza dans l’art de la poterie. Héritier des techniques ancestrales qui lui avaient été transmises par un « trésor national vivant », il semblait insurpassable. Ses oeuvres étaient recherchées par les collectionneurs les plus exigeants. Effacée et dévouée, son épouse le servait humblement. Même si tous deux s’aimaient, elle ne pouvait pénétrer dans l’atelier du maître. Toutefois, par la fenêtre du jardin, par la porte entr’ouverte, elle l’observait à son insu. Un jour, profitant de son absence, elle osa transgresser l’interdit. Son cœur s’emballa, elle s’empara d’un pain de glaise et façonna un pot à mains nues. Depuis lors, elle s’entraînait, sans outil, dans le plus grand secret, bien à l’abri, au fond du jardin. Aux règles apprises, elle substitua les irrégularités, la disharmonie, la dissymétrie. Lorsqu’il découvrit la passion cachée de sa femme, le maître éprouva une grande gêne devant tant d’imperfection, alors que le marchand d’art qui l’accompagnait se taisait et regardait. Ahmad Reza ignorait ce que le futur lui réservait. Désormais, c’est l’art de son épouse qui serait apprécié. Même si elle prétendait qu’elle devait tout à son mari, c’est en elle qu’elle avait puisé son énergie créatrice.
La fable racontée par Thierry Dedieu qui, depuis 2016, s’adonne à la céramique sous le nom de Kuro Jiki, serait inspirée de faits réels. Elle invite à réfléchir à notre attitude par rapport aux créations féminines. A la domination masculine. Pourquoi le mari est-il félicité pour les oeuvres réalisées par sa femme ? Comment est-il possible qu’elle-même prétende que ses créations lui doivent tout ?
L’album est également une célébration de l’art exercé en cachette par des gens sans formation, en quelque sorte des exclus qui transgressent les règles et inventent des formes singulières.
Les images de Thierry Dedieu frappent par leur puissance et leur brutalité : rigidité des corps, dureté des visages, intensité des regards, déformation des mains. Contraste entre le noir et le blanc sur des fonds de page dont les couleurs sont liées aux états d’âme du potier, tout en connotant les états de la matière, du jaune de l’argile crue au rouge-brun d’après cuisson.
Michel Defourny