1992. Ce samedi-là, dans le train pour Charleroi où j’étais invité à faire une conférence dans le cadre de la deuxième biennale du livre de jeunesse, j’avais emporté avec moi « Comme un roman » qui venait juste de sortir chez Gallimard. Son auteur, Daniel Pennac, qui avait derrière lui quelques bons romans, m’était familier et je m’attendais à découvrir un récit qui rendrait le voyage agréable. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je lus les premières lignes :
« Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. Aversion qu’il partage avec quelques autres : le verbe « aimer »… le verbe rêver… On peut toujours essayer, bien sûr. Allez-y : « Aime-moi !, « Rêve ! » « Lis ! » mais lis donc, bon sang, je t’ordonne de lire ! »
-Monte dans ta chambre et lis !
J’étais confronté non à une fiction, mais à un ouvrage hors norme : ni roman, ni essai, ni récit autobiographique… mais un peu tout cela à la fois. Je fus emporté dans un tourbillon. Puisant dans sa vie familiale, dans son plaisir de lecteur et d’homme d’écriture, dans son expérience de prof, Daniel Pennac m’avait embarqué pour un voyage de cent septante-cinq pages de joie de vivre, de lucidité et de remise en question. Tout ce que j’avais envie de raconter à mes auditeurs carolorégiens se trouvait là avec la force de frappe d’un écrivain talentueux. Aussi, mes premiers mots ce jour-là, face au public de parents, d’enseignants… qui se désolaient parce que leurs enfants, leurs élèves affirmaient « Je n’aime pas lire », furent-ils : je viens de découvrir un livre extraordinaire, briseur de tabous, qui bouleverse notre approche de la lecture et de la non-lecture, que celle-ci soit familiale ou scolaire. Écoutez quels sont les dix droits du lecteur. Et d’en citer quelques-uns : le droit de ne pas lire, le droit de sauter des pages, le droit de ne pas finir un livre, le droit de lire n’importe quoi, le droit de lire à voix haute, le droit de nous taire.
Renonçant à mes papiers, lisant à voix haute des extraits piqués çà et là, je me suis envolé ! J’ajouterai qu’il fut impossible pendant plusieurs semaines de trouver le bouquin dans les librairies de Charleroi et des environs ! Mon emballement avait été de toute évidence partagé.
2020. Je reçois la réédition publiée par les éditions québécoises D’Eux. Je m’interroge, quelque peu inquiet. Vais-je retrouver après plus de vingt ans les mêmes émotions, le même enthousiasme ? Les choses n’ont – elles pas bougé, depuis lors ?
A la relecture, je ressens les mêmes sensations devant la finesse des analyses de Daniel Pennac et la pertinence de ses propositions, même si le contexte n’est plus exactement le même. Bien sûr, quelques habitudes sont tombées en désuétude : qui se souvient encore, par exemple, du walkman, omniprésent à l’époque ? Bien sûr les méthodes d’apprentissage de la lecture ont évolué, mais sont-elles plus efficaces?
Par-delà le temps, ainsi qu’Yves Nadon le constate dans sa préface : « Alors que nous sommes à l’air de la marchandisation de l’éducation et de la lecture, de surabondances de tests, de clientélisation des élèves, de confusion entre performance et réussite, les propos de Daniel Pennac sont toujours aussi forts que généreux, aussi profonds que vrais. »
Cette édition « anniversaire » est enrichie par les dessins malicieux que Quentin Blake avait réalisés en 2006 pour accompagner la traduction anglaise de l’ouvrage. Gallimard n’en a pas voulu. Ils ont fait un détour par Sherbrooke. Quelle chance pour nous de voir associés les noms de Daniel Pennac et Quentin Blake.
Michel Defourny
* Cet ouvrage est paru au Québec en 2017, pour son 25ème anniversaire