Les fables de La Fontaine font partie du patrimoine de l’enfance. Il y a peu, on les apprenait par coeur à l’école. C’est peut-être encore le cas pour l’une ou l’autre d’entre elles, comme Le corbeau et le renard ou Le loup et l’agneau… De son côté, l’édition pour la jeunesse continue à proposer des recueils. Récemment Versant Sud offrait un choix de dix fables (1) dont la source était le Kalila et Dimna, version persane traduite en arabe vers 750 du Panchatantra, une collection de récits en langue sanscrite appartenant à la tradition
indienne et remontant au 3e siècle avant J.- C.
Avec le temps, l’écart entre la langue de La Fontaine aux tournures quelquefois archaïsantes et celle d’aujourd’hui n’a cessé de grandir si bien que nombre de fables sont devenues de plus en plus difficilement accessibles aux jeunes lecteurs. Elles n’en ont pas moins conservé leur actualité, leur cruauté, leur cynisme, leur vivacité d’écriture, leur théâtralité. Ce serait une triste perte si on les réduisait à des adaptations ou si, plus grave encore, on les réservait uniquement à adultes lettrés.
Au lieu de présenter un recueil, Bruno Heitz a sélectionné et mis en scène l’une des fables les plus célèbres. Une seule : Les Animaux malades de la peste. Ce récit implacable aux limites du supportable fait frissonner, tant sa fin et sa morale sont désespérantes !
Bruno Heitz a découpé le texte en séquences d’un à six vers répartis sur les doubles pages ; la lecture orale en est facilitée, la respiration s’appuie sur des poses bien marquées, le sens émerge lentement. Côté image, sur fond de page blanche, chacun de ces segments se voit illustré fidèlement, avec un maximum d’expressivité. Conformément aux conventions de la fable, les animaux doués de paroles sont humanisés ; les acteurs majeurs se dressent sur deux pattes et quelques-uns sont pourvus d’insignes correspondants à leur fonction dans le récit. Le lion est couronné, son sceptre royal à la patte, le loup quelque peu clerc porte sous le cou le rabat blanc caractéristique de la magistrature. Il en est qui se distinguent par un attribut plus saugrenu tel un chapeau buse ou à plume, un collier clouté. L’âne quant à lui reste campé sur ses quatre pattes, ce qui marque sa différence. Le voilà presque désigné
d’emblée comme future victime expiatoire : ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Peu de décor, juste le nécessaire, là quelques chardons, ici un arbre ou deux, tandis que dans le lointain se profile une abbaye. En choisissant la gravure comme technique, en opposant d’épais traits noirs à la couleur, Bruno Heitz confère un air d’art populaire à cet album au format généreux édité par Le Genévrier.
(1) Isabelle Imbert, La Tortue et les deux Canards et autres fables de La Fontaine de source arabe, Versant Sud 2023. Le recueil est illustré par des miniatures persanes et arabes datant du 13e au 15e siècle.