Cécile est décédée en ce 1e mars 2024. Des liens d’amitié remontaient à notre jeunesse. Nos centres d’intérêt se rejoignaient alors : peu après sa sortie de l’Institut Saint-Luc, Cécile abordait le domaine de l’album de jeunesse ; de mon côté, je venais de co-créer (1977) avec trois amies la première librairie jeunesse à Liège, La Parenthèse.
En ce printemps 2024, les hommages à Cécile Bertrand ont été nombreux. Son métier de dessinatrice de presse lui a valu une brillante renommée internationale. Son esprit critique aiguisé, son humour parfois féroce mais toujours au ixième degré, son trait de plume acéré et concis, son militantisme féministe et humaniste ont été salués avec chaleur des quatre coins du monde.
Je voudrais, pour ma part, rejoindre Cécile dans ce domaine qui nous fut commun : l’album jeunesse. Ce parcours ne se prétend pas exhaustif, simplement représentatif.
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Premier album illustré en 1981 : L’école buissonnière, écrit par Etienne Bours, publié chez Ovale Edition au Québec. Particulièrement émouvant pour nous car les deux héros portent le prénom de nos enfants respectifs : Antoine, leur fils, et Anabelle, notre fille. Ceux-ci décident de jouer de la musique dans la rue pour égayer les passants, un agent de police rétablit l’ordre sur la voie publique ; ce sera finalement la fête sur la place du marché, au milieu des légumes, des clients … et d’un autre agent de police ! Contestation, éducation, enseignement, musique folk, nature, autant de thèmes dans l’esprit du début des années 1980. Mélangeant réalisme et imaginaire, Cécile multiplie les couleurs où les nuances de mauve, rose, vert vif et orange ont une place de choix ; le pastel sec, parfois légèrement dilué, rend le récit vivant, doux et joyeux.
Dans les années 1990, diverses maisons d’édition publient des albums écrits et illustrés par Cécile : Monsieur et Madame Smith n’ont qu’une fille mais quelle fille ! au Seuil (1991) ; Bravo, Jérémy ! chez Nathan (1992) ; Un bon petit diable, chez Mijade (1996); La Reine des grimaces aux éditions du Carrousel (1999).
Monsieur et Madame Smith n’ont qu’une fille mais quelle fille !
Intelligente, inventive, remuante, créative, sociable… et gourmande, la fille des Smith est drôlement sympathique. Bien qu’enfant unique, « elle en vaut dix » aux yeux de ses parents ! Le sujet de l’enfant unique posait alors questions, plus que maintenant.
Bravo, Jérémy !
Jérémy, lui, il rentre seul à la maison après l’école, avec « la clé autour du cou ». Réalisme et imaginaire s’entremêlent à nouveau dans cette histoire qui met en évidence l’autonomie, l’esprit d’initiative, la gaieté de l’enfant qui se débrouille « comme un grand ».
Un bon petit diable
Bien sympathique avec ses cornes blanches et sa peau verte, ce petit diable veut devenir un vrai petit garçon. Changer de nature ? de peau ? de caractère ? Il se résigne finalement à ne pouvoir devenir un vrai petit garçon, car ses amis les animaux l’encouragent à devenir simplement « un bon petit diable » ! Cécile a opté pour une structure répétitive, souvent appréciée des enfants pour son rythme, l’accumulation des évènements et la possibilité d’anticipation. Les fonds de pages bleu et vert foncé créent un climat nostalgique tandis que les détails rouges, blancs, jaunes, orange éclatent à chaque page…
La Reine des grimaces
Autant Monsieur et Madame Smith adoraient leur fille unique et remuante, autant le Roi et la Reine pleurent de désespoir, ne sachant que faire de leur princesse qui préfère les bêtises aux minauderies, les grimaces plutôt que les prétendants, mais qui succombera au charme d’un crapaud dont le sourire est comme une grimace. Le militantisme féministe de Cécile est ici pétillant d’humour ! Le trait à l’encre se fait plus incisif sur fond de pastels secs.
Au tournant du 20e siècle, deux albums publiés chez Pastel m’étonnent toujours : Vilain coucou (1999) et Toi, mon adorée (2001). Cécile y aborde de front les sentiments de rage, de colère, de violence voire de cruauté.
Vilain Coucou
La femelle du coucou abandonne ses œufs dans le nid d’autres espèces d’oiseaux, plus petits qu’elle. À peine éclos, le jeune coucou jette hors du nid les œufs ou les oisillons – dans la nature, ce comportement a ses raisons d’être, je ne m’y attarderai pas ici.
C’est le scénario de départ choisi par Cécile, mais mis en scène dans un décor anthropomorphe : une caisse à vin, un sol de pavés colorés, une fourche, une cible pour fléchettes. Avec un plaisir évident, le jeune coucou vise la cible avec les œufs du nid. Mais lorsqu’un oisillon sort du dernier œuf, le coucou, d’abord surpris, « voit rouge » et, de colère, lui réserve le même sort qu’aux œufs si ce n’est que… l’oisillon s’échappe. Le scénario se renverse alors : malin et sournois, le « petit » finit par se débarrasser du « plus fort », en se réfugiant dans une horloge suisse d’où, par imitation, il lance des « coucou, coucou » sonores, ininterrompus… et exaspérants !
Dans cet album de Cécile, la colère du coucou est d’une telle violence – pleine page de couleur rouge, fourche, rictus sur le visage – que j’en suis déconcertée. Ce procédé crée une tension éprouvante que désamorce l’oisillon malin en une pirouette finale, inattendue et pleine d’humour qui sape l’autorité du plus fort au grand soulagement du lecteur. Une nouvelle fable pour montrer que le plus faible peut être finalement le plus fort ?
Toi, mon adorée
Il y est question de la poupée qui partage la vie de la fillette depuis toujours : un seul bras, indéfectible, les tient ensemble comme des sœurs siamoises. Entre elles deux, un déséquilibre de taille : dans la petite enfance, la poupée est la plus grande, rassurante, protectrice et compagne de tous les jeux. Mais avec le temps, « la toise le dit », ce rapport de taille s’inverse ainsi que leur rapport de force. Dégoûtée et en colère devant l’usure de sa poupée, la fillette cherche à s’en débarrasser par n’importe quel moyen. Couper ce lien est laborieux, aussi radicale que soit la tentative… Seul un premier coup de foudre pour un garçonnet, « Toi, mon roi, mon adoré », tranchera définitivement ce bras commun, ce lien qui semblait indestructible. Certaines images fortes contrastent avec le début et la finale de l’album. Ce bras unique entre l’enfant et sa poupée, les traits de visage, la scie, le poids puis le poison et finalement l’enterrement expriment la violence des sentiments plus encore que la détermination de l’enfant qui, en grandissant, cherche à se débarrasser de « ce qui lui colle à la peau »…
Ce livre me déroute pour deux raisons : la cruauté lisible dans certaines illustrations et la fin qui évoque le dénouement de bien des contes classiques tant décrié par les féministes !
Confiés à l’école des loisirs, certains propos de Cécile éclairent la tonalité de ses albums pour enfants, en particulier ceux dont il vient d’être question : « J’aimerais ne faire que des paysages à l’aquarelle, montagnes, neiges, glaces, étendues lapones et amérindiennes, landes et campagnes vertes. Regarder le pinceau, copier la nature, paisiblement… Mais je coupe, découpe, décortique, assemble ce que je perçois avec rage, désespoir et envie. Alors seulement apparaît le livre pour enfants, la sculpture, la peinture. »
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Cécile s’est également adressée avec bonheur aux tout petits. Couleurs lumineuses et joyeuses, trait précis, absence de détails superflus, perspectives clairement lisibles, sens de la synthèse et exactitude du vocabulaire témoignent d’une observation fine de leur univers et d’une bienveillance attendrie à leur égard.
Chez Sorbier, paraît en 2011, une série de huit petits albums tout en pages cartonnées. Pipo est un adorable bambin en grenouillère blanche, sans un cheveu sur la tête, avec de grands yeux observateurs. Il découvre le monde avec ses cinq sens et par ses premières expériences : Pipo écoute, Pipo voit, Pipo touche, Pipo goûte, Pipo partage, Pipo cherche, Pipo range, Pipo veut.
En 2002, Pastel l’école des loisirs publie Drôles de parents. Une chenille, un hérisson et un têtard cherchent leurs parents. Mais quand, physiquement, rien ne semble les en rapprocher, leur recherche est bien compliquée et les confusions réservent de « drôles » de surprises ! Cécile distille avec humour des observations bien étonnantes pour les très jeunes enfants.
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Cécile, répondant à des sollicitations diverses, a également illustré des textes d’autres auteurs.
Pour Van In, éditeur de livres scolaires, ses dessins égaient fort à propos des premières lectures dans la collection progressive « Eventail Junior 2000 – Lectures » : Le tram de Monsieur Boum, Les yeux d’Elise, Félix Premier, le roi du Parasol et La chanson heureuse.
Dans L’Agenda de l’apprenti gourmand de Susie Morgenstern, aux éditions De La Martinière (2009), Cécile a glissé de page en page son grain de sel parmi les conseils culinaires de Susie. Elle relève à sa façon la saveur d’un livre épais et consistant. Du 1e janvier au 31 décembre de cet Agenda de l’apprenti gourmand, Susie Morgenstern nous fait profiter de ses « deux vices dans la vie : écrire et…manger ! ». Pour chaque jour, une citation suivie d’une suggestion, d’un « truc » de grand chef ou encore d’une expérience goûteuse à tenter, d’une observation à faire, d’une question à se poser et surtout d’une recette traditionnelle ou innovante. Pour agrémenter le tout, une discrète illustration de Cécile ! La symbiose entre l’humour des deux complices fait dire à l’autrice, dans ses remerciements : « À Cécile Bertrand pour avoir si bien compris ». Tantôt montage de photo et dessin, tantôt dessin seul parfois complété d’une réflexion bien calibrée, quelle qu’en soit la forme, ce « plus » que révèle le talent de Cécile fait rebondir à chaque fois l’humour des propos et corse encore davantage le goût suave de cet agenda gourmand, aux antipodes d’un traditionnel livre de cuisine pour enfants et jeunes.
Son dernier travail d’illustration en littérature jeunesse retiendra particulièrement l’attention : Simon le petit évadé – L’enfant du 20e convoi, publié à La Renaissance du Livre (2018) dans une édition revue et augmentée.
À côté de la parution pour adultes de L’enfant du 20e convoi à La Renaissance du Livre et de celle pour adolescents Simon, l’enfant du 20e convoi de Françoise Pirart chez Milan, Simon Gronowski a décidé de raconter également aux enfants ce qui lui était arrivé quand il avait 11 ans, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Pourquoi ? Non pour choquer les enfants en racontant des évènements trop graves pour leur âge mais parce que « Vous devez cependant connaître la barbarie d’hier pour, quand vous serez grands, défendre la liberté, la démocratie d’aujourd’hui. La démocratie est un combat quotidien… ».
Le texte d’origine de Simon Gronowski a été adapté par Réjane Peigny, les illustrations sont signées Cécile Bertrand tandis que Marie-France Botte en a coordonné l’ensemble, complété par un feuillet pédagogique avec photos et documents d’archives. Simon Gronowski y prend la parole pour préciser les moments-clés de son histoire, parler de l’intolérance, de la haine et du racisme mais aussi pour réaffirmer sa foi dans l’avenir.
Dans l’album, le jeune Simon, comme narrateur, s’exprime en phrases simples, sans fard ni pathos. Il raconte sa famille, l’occupation, l’étoile jaune, les rafles, le séjour à la caserne Dossin, le départ en train vers l’Est, le saut hors du wagon, la fuite éperdue, les personnes courageuses et généreuses qui l’ont aidé, puis celles qui l’ont caché jusqu’à la libération, les retrouvailles avec son père, la mort de sa mère et de sa sœur, gazées dès leur arrivée à Auschwitz.
Par le choix des couleurs, Cécile a divisé le récit en deux parties. Dans la première, elle n’utilise qu’une gamme de dégradés du noir au blanc en passant par le gris, sur lesquels se détache le pull rouge de l’enfant. L’anxiété, le drame, la douleur se ressentent à chaque page, jusqu’à la fuite réussie de l’enfant. Mais dès que la première porte s’ouvre à lui, les couleurs apparaissent. Elles s’intensifient jusqu’au jaune et orange là où intervient le gendarme qui ne dénoncera pas le petit évadé, exprimant le soulagement et la reconnaissance que celui-ci ne sait dire en mots directement. Quant à la dernière illustration, l’ombre et la lumière s’y marient le jour où Simon retrouve son papa…
La couleur devient narration. Cécile fait preuve d’un grand talent dans une illustration qui ne montre pas tout à propos d’un récit qui ne dit pas tout mais où tout est intelligible à hauteur d’enfant.
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Au terme de ce parcours dans plusieurs albums de Cécile, il me semble pouvoir en dégager quelques caractéristiques. L’emploi de la couleur d’abord, mais aussi le mouvement, le trait et le sens de la synthèse.
– La couleur –
À cet égard, le tout premier album de Cécile, L’école buissonnière, se distingue des suivants : du cadre s’échappent les illustrations, dépassent parfois un bras, un pied, une cravate… Les couleurs sont très présentes mais dans des tonalités douces, parfois diluées voire estompées ; il s’en dégage une impression de tendresse si bien que l’anticonformisme du propos n’est pas agressif.
Dans les grands albums Monsieur et Madame Smith n’ont qu’une fille mais quelle fille !, Bravo, Jérémy ! et Un bon petit diable, ainsi que dans la série des Pipo, pas un millimètre de page blanche, le texte étant imprimé directement sur l’illustration. Entre fonds de pages sombres et couleurs éclatantes, le jeu des contrastes est frappant. Le lecteur se trouve plongé au cœur de l’histoire. On pourrait presque se passer du texte tant l’illustration se fait narration à elle seule.
Dans La Reine des grimaces, laissant parfois le dessin se détacher sur fond blanc, Cécile souligne le mouvement ou l’intensité d’un passage par des perspectives surprenantes, plongées, contre-plongées…
Dans les trois albums publiés chez Pastel, Vilain Coucou, Toi, mon adorée et Drôles de parents, l’illustration, pour des raisons éditoriales peut-être, est encadrée, le texte prenant place en bas de page. Mais à l’intérieur du cadre, les couleurs saturent tout l’espace avec un effet émotionnel puissant – surtout le rouge.
Dans Simon le petit évadé, en revanche, une place plus importante est réservée au récit poignant de Simon Gronowski. L’illustration est au service de l’histoire et le choix des couleurs en intensifie, comme on l’a vu plus haut, les passages les plus dramatiques ou les plus émouvants.
En définitive, je pense que c’est en priorité par l’usage et le traitement des couleurs, avant même ceux des mots, que Cécile raconte des histoires et fait passer ses idées.
– Le trait –
Le trait ne s’embarrasse pas de détails. Son esprit de synthèse lui permet de rendre les visages et les attitudes extrêmement expressifs en quelques coups de crayon, de plume ou de pastel noirs, parfois exagérés, dans une tendance à la caricature : l’humour n’est jamais loin !
Pas de demi-mesures dans les albums de Cécile. Ni dessins minutieux ni tons dits « pastels » qui, en littérature jeunesse, séduisent facilement ! Tout éclate, la vie, la découverte, le mouvement, la remise en question, la contestation, la colère, l’émotion, la critique et bien sûr l’ironie. Non pas la séduction, mais la surprise, l’extravagance… et l’indignation occasionnellement.
Au début de sa carrière d’artiste, c’est vers l’album jeunesse que sa formation et surtout ses talents ont conduit Cécile à s’exprimer. J’y vois maintenant quelques caractéristiques qui ont fait merveille quand elle s’est orientée progressivement vers le dessin de presse : son trait toujours concis, son humour, parfois ravageur, et son esprit de synthèse. Personnellement, dans le domaine de l’album jeunesse, je retiens particulièrement la force et la place qu’elle donne à la couleur comme procédé de narration. Elles resteront pour moi un souvenir indélébile de notre amitié.
Chantal Cession,
Tavier, 15 juin 2024