La Montagne, Carmen Chica et Manuel Marsol – Les fourmis rouges 2018

Au volant de son camion, un livreur d’envois urgents traverse quotidiennement la montagne. Il connaît la route, chacun des virages et chacun des tunnels. La routine et les exigences du boulot l’ont probablement rendu indifférent à la beauté du paysage, à ses couleurs, à ses animaux. Mais ce matin-là, tout bascule. Un besoin urgent le contraint à arrêter son véhicule et à chercher un endroit discret pour se soulager. Peut-être s’est-il trop écarté en bordure de la forêt car le voilà incapable de retrouver son chemin ! Sa recherche reste vaine : ni par là, ni par là, ni par là. Complètement égaré, presque étourdi,  il se laisse entraîner de loin en loin par un être facétieux, que les pages de garde nous feront associer à l’esprit des lieux. Tandis que ses sens s’exacerbent, il connaît d’étonnantes  modifications corporelles. La montagne l’enivre. Il fusionne avec  elle dans un monstrueux délire, éprouvant un plaisir sans pareil…jusqu’au moment où l’imaginaire cède la place au réel. Le paysage redevient familier, la portière du camion est restée ouverte, il ne reste au chauffeur qu’à poursuivre sa route. La dernière image montre le camion qui redescend dans la vallée. Le ciel est rouge, la journée s’achève.

L’album séduit par ses couleurs, une gamme de verts, du bleu et du rouge. Sa richesse narrative est servie par un texte bref et par la succession des images : doubles pages commentées, doubles pages muettes, alternance de plans panoramiques et de plans rapprochés, découpage de pages pour accentuer l’ivresse du chauffeur en sa métamorphose confronté aux éléments et aux habitants du lieu. Les auteurs ont opté pour un format en hauteur qui fait ressentir au lecteur la verticalité de la montagne, en jouant sur des diagonales ascensionnelles et, plus encore, sur les formes triangulaires perceptibles dès la couverture où, dans l’édition française, le titre, tout en haut, est doté d’une dimension figurative, alors que le livreur au bonnet pointu est assis  sur une éminence herbeuse face à l’immensité.

Avec les illustrations de ce livre, Manuel Marsol a reçu le Prix International de l’Illustration à la Foire du Livre pour enfants de Bologne en 2017

Michel Defourny

Enfances, Marie Desplechin et Claude Ponti – L’école des loisirs 2018

La couverture créée par Claude Ponti suscite d’emblée interrogations et interprétations au sujet des « Enfances » que propose l’album. Nous voyons un enfant de dos, sur un large chemin qui mène à un grand arbre. Dans un jeu de perspectives impossibles, branches et racines de l’arbre se prolongent de part et d’autre en chemins de traverse. Tandis que les lignes horizontales des branches devenues chemins/sentiers semblent ouvrir de multiples voies possibles vers un horizon serein, l’arbre, élément vertical et solide évoque tout à la fois l’enracinement et les origines.
« Partout, dans tous les temps, dans tous les lieux, parmi toutes les espèces vivantes, avant l’adulte il y a d’abord un enfant. Être enfant est ce qu’il y a de plus précieusement important dans l’univers, parce que sans enfant il n’y a pas d’adulte. Tout simplement. » C’est paradoxalement le texte consacré au « tout premier enfant du monde » qui clôture par ces mots l’album consacré à 62 « enfances » choisies par Marie Desplechin et Claude Ponti. Si on referme le livre sur ces quelques mots de conclusion et que l’on se sent l’envie de revenir au début, à la page de titre par exemple, on y retrouve la même idée exprimée par l’illustration de Ponti : une jeune enfant debout, de profil, tenant face à elle dans ses paumes largement ouvertes l’image en réduction de la femme
Marie Desplechin et Claude Ponti nous racontent, l’une en mots, l’autre en images, soixante-deux histoires d’« enfants » qui , tous, ont un jour changé la vie des gens et le monde dans lequel nous vivons. Puisant dans l’Histoire, la mythologie, les sciences, les arts, les légendes, la littérature… leur choix s’est porté sur certaines figures très connues, mais aussi moins connues ou même pas connues du tout. Pour chacun, en une courte narration, Marie Desplechin épingle dans leur enfance quelques traits de caractère, les conditions de vie, un incident ou une anecdote qui mettent en lumière ce qui a « porté » chacun d’eux, ce qui fut leur « ressort » : concours de circonstances, tempérament, volonté, rébellion, endurance, courage, intelligence, goût de la vie… Ensuite, quelques lignes d’informations font le lien avec la vie de l’adulte devenu et son contexte. Pour chacun, en guise de titre, leur nom et prénom, suivi d’un sous-titre éloquent et très spirituel et enfin leur date de naissance.
A travers leur choix sciemment éclectique et éclairé, les auteurs ont rendu justice à des personnes injustement méconnues comme Zola Budd ou Edmond Albius. Quant à l’enfant des grottes et au tout premier enfant du monde, les auteurs partagent simplement leur réflexion avec les jeunes lecteurs.
On retrouve dans les illustrations de Claude Ponti tendresse, humour, intelligence ; certaines sont simplement suggestives ou synthétiques. Il utilise parfois diverses techniques : incrustation ou superposition de photos, de décors, discrète inspiration puisée chez d’autres artistes, ses sources étant répertoriées à la fin de l’album.
On ne peut qu’admirer dans cet album la cohérence de la démarche, la richesse de la documentation et du savoir, l’étendue de la culture et la profonde humanité qui s’en dégage… Chaque histoire est une rencontre féconde qui rendra le lecteur curieux, étonné, encouragé et peut-être plus confiant en lui-même !

Chantal Cession

Le Grand Inventaire de L’Art – Dada, 2018

On connaissait DADA comme revue familiale sur l’art, qui prétendait plaisamment toucher cent ans d’âge (« de 6 à 106 ans ») ! On fait aujourd’hui connaissance avec l’édition d’album jeunesse DADA. Grand format affublé d’un titre ambitieux, « Le Grand Inventaire de l’Art » est paru au début de l’automne 2018. Il est signé d’un trio féminin : Louise Lockhart pour les illustrations, Laetitia Le Moine pour les textes et Emilie Martin-Neute pour la constitution de l’inventaire. De nature encyclopédique, ce premier opus de l’édition DADA sera suivi d’un autre, plus aventureux si l’on en croit l’intitulé : « La Ruée vers l’Art ».

Premier constat, purement graphique : le « Grand Inventaire de l’Art » se pare de figures illustrées aux couleurs rose, jaune et bleu – le vert s’immisce de-ci de-là, par jeu de superposition. Considération historique et géographique à présent : il s’étale de la Préhistoire à l’art des plus actuels…dans la sphère occidentale. Autant dire que sur tant de milliers d’années, l’art ne s’est pas cantonné à des images peintes, sculptées et architecturées. Ce que révèle ce « Grand Inventaire » c’est que l’art s’est exprimé dans quantité de domaines autres, à travers de nombreux médias et divers outils – sont ainsi épinglés à l’inventaire le design, la mode, le théâtre, la photographie, la vidéographie, le cinéma, la bande dessinée, le dessin d’animation, le tatouage et la performance ; sont aussi notifiés comme matériaux le papier découpé, les végétaux et comme technique le dripping entre autres… L’intention féconde et dominante de l’ouvrage ne serait-elle donc pas de démocratiser le regard sur l’art ? Cette question se pose particulièrement en raison de la place considérable accordée par les auteures aux cent dernières années, révolutionnaires à plus d’un titre : l’art sort des temples, des églises, des châteaux, des musées et des galeries ; il s’expose dans la rue, à la campagne, sur une ruine, sur la peau ; il peut être clandestin, parodique, conceptuel ; il peut arborer une esthétique disparate et hors normes ; il questionne le genre, l’espace, la forme…

Vu sa visée de recensement et son large spectre, l’entreprise s’avérerait complexe et risquée. Alors pour donner sens et caractère à cette matière aux multiples entrées, pour offrir un panorama discipliné à ce sujet que l’on résumerait aisément par « l’art tous azimuts », les auteures ont organisé de manière claire et fluide l’ensemble, dans sa forme comme dans son contenu : d’abord un chapitrage chronologique (10 périodes sont traversées) ; ensuite un système d’éléments exploités par période traversée (portraits d’artistes, outils, techniques, motifs, objets, style,…) ; enfin une structure en binôme par période également (une trentaine de dessins composant l’inventaire artistique de chaque époque sur une double page, auxquels répond une scène illustrée de cette époque sur une nouvelle double page…et s’en suit un jeu de « cherche/trouve »).
« Le Grand inventaire de l’Art » est un album réjouissant et ludique, qui offre un regard généreux sur l’art…tout en produisant une volée de clins d’yeux amusants.

Brigitte Van den Bossche

La ville, quoi de neuf ? Didier Cornille – Hélium 2018

« La ville, c’est extraordinaire ! » Introduit par cette enthousiaste proclamation, le nouvel opus de Didier Cornille, publié chez Hélium, offre une bouffée d’air frais. Car c’est à un voyage plein d’optimisme que l’artiste nous convie, ouvrant une généreuse fenêtre sur un monde qui semble tout de même tourner bien rond et dont l’avenir s’annonce réjouissant – en tout cas l’horizon n’est pas bouché ! Profitons-en et diffusons-le largement afin de ravir jeunes têtes comme grands adultes.

Pour mettre en œuvre La ville, quoi de neuf ?, Didier Cornille a traversé les continents à la découverte de villes qui s’affichent pionnières et inventives dans la concrétisation d’expériences innovantes sur le plan de l’écologie, de la citoyenneté, de la mobilité, de l’intégration socio-professionnelle, de l’éducation aussi. Focus sur une vingtaine de projets qui s’ancrent dans le tissu urbain, en réhabilitent parfois certaines zones laissées à l’abandon, en transforment d’autres en profondeur pour les adapter continuellement  à de nouvelles exigences sociétales. Datés ou en cours, aboutis ou toujours en chantier, ces projets nourrissent la réflexion autour de la cité du futur – et le futur, on le sait, c’est demain !

Au moyen d’un verbe simple et d’une ligne graphique claire et colorée, l’artiste présente ainsi une série d’exemples illustrant le comment vivre ensemble durablement. Les différentes villes qu’il épingle proposent en leurs seins un modus vivendi d’échelle et de nature variables, reposant sur le respect d’autrui et de l’environnement, la convivialité, l’échange, la liberté de mouvement, l’intergénérationnel, l’agrément et le développement en toute chose… Marseille, Chandigahr, Berlin, Détroit, Paris, Londres, Medellin, Copenhague, Singapour, Shimokawa, Laingsbourg, Rio de Janeiro…sont quelques-unes de ces villes qui se réinventent, évoluent et s’adaptent ; autant de modèles urbains explorés par un illustrateur et designer – féru d’architecture soit dit en passant –  avec un style élégant, non dépourvu d’humour et de poésie. À l’image de ces quelques autres livres antérieurs consacrés à des formes du bâti, parus chez Hélium : Toutes les maisons sont dans la nature (2012), Tous les gratte-ciel sont dans la nature (2013), Tous les ponts sont dans la nature (2015) …

Brigitte Van den Bossche