Le Train fantôme, Didier Levy et Pierre Vaquez – Sarbacane 2019

Le train passe et repasse dans les albums pour enfants de tous âges. Quelques-uns sont devenus des classiques : Un Train passe de Donald Crews, Sur la colline de Kota Taniuchi, En sortant de l’école de Jacques Prévert illustré par Jacqueline Duhême, Le Train jaune de Fred Roca, illustré par François Roca, Train fantôme d’Adrien Albert. S’ils emmènent parfois en des lieux inaccessibles qui font rêver, comme le Boréal Express de Chris Van Allsburg qui par-delà les montagnes atteint le pays du Père Noël, d’autres fois c’est une toute autre direction qu’ils prennent. Souvenons-nous de L’Etoile d’Erika de Ruth Vander Zee qu’illustra Roberto Innocenti, train de la mort qui dans ses wagons à bestiaux transportait les déportés juifs, futures victimes de camps de concentration nazis.

Le Train fantôme de Didier Lévy illustré par Pierre Vaquez est une histoire très sombre, même si, en fin de parcours, il se pourrait que la petite Lina ait empêché le suicide de son grand frère.

Tout a commencé par une dispute, une de plus sans doute, entre un grand adolescent et ses parents qui accumulent les reproches à son encontre. Ils voudraient que leur fils se conforme, s’habille comme tout le monde, se coiffe comme tout le monde ! Cette fois, c’en est trop pour lui. Jonas claque la porte et disparaît. On apprendra plus tard qu’il avait l’intention de rejoindre sa mamie décédée depuis des années, car elle seule le comprenait.

Devant l’absence inquiétante de son frère, Lina est partie à sa recherche. Elle emporte avec elle un paquet arrivé pour lui ce matin-là. Elle explore les lieux habituellement fréquentés par son aîné. Son errance la mène sur l’ancien champ de foire, à l’abandon depuis des décennies. Dominant sa peur, elle monte dans le Black Magical Express. Subitement le train fantôme se met en marche pour un voyage cauchemardesque. Il serpente entre les montagnes et s’enfonce toujours plus profondément dans un en-dessous oppressant.

De temps en temps, Lina aperçoit des spectres sur le bas-côté qui la saluent. Ou des squelettes de bisons qui broutent une herbe rare.

Lorsque le train s’immobilise enfin et que Lina sort de la gare, elle se trouve face à un large fleuve. Des spectres en barque défilent sous ses yeux. Elle aperçoit alors son frère au bord de l’eau, en partance peut-être pour l’autre rive. Elle l’interpelle. Il s’étonne : comment Lina l’a-t-elle retrouvé et qu’est-ce que ce paquet qu’elle lui apporte ? Un colis juste arrivé, attendu par Jonas depuis longtemps : des papillons qui le faisaient rêver et qui s’envolent lorsque la boîte a été ouverte. Et Lina de poser une question à Jonas : tu rentres à la maison avec moi ?

Il fallait un talent d’exception, un talent singulier pour traduire l’insupportable tension familiale et le désarroi de Lina dans la chambre de son frère. Pour restituer le bric-à-brac baroque de la fête foraine en décomposition. Pour faire ressentir l’épouvante provoquée par des monstres qui se lancent à votre poursuite. Pour entraîner le lecteur dans une descente infernale et qui paraît sans fin… jusqu’à la frontière de l’au-delà.

Pierre Vaquez a offert aux lecteurs des images expressionnistes qui rappellent le cinéma allemand des années 1920-30 et par-delà les films d’horreur. Le visage très rond de ses personnages, leur nez, la stylisation de leur chevelure rappellent la figure bien connue d’Olive Oyl (l’épouse de Popeye) que créa en 1919 le cartooniste Elzie Crisler Segar. Cette référence à la bande dessinée crée une distanciation suffisante qui « fictionnalise » davantage le récit. Pierre Vaquez excelle dans le traitement du noir et blanc, noirceur du drame en train de se dérouler, éclats de lumière et espoir d’un nouveau départ, grâce à la maîtrise d’une technique rare que l’on appelle « la manière noire ». L’artiste explique sa démarche en ces termes : « Chaque illustration a fait l’objet d’un croquis préparatoire pour être ensuite gravée sur cuivre, en utilisant la technique particulière de la manière noire, dont le rendu visuel est très caractéristique, puisqu’il s’agit de travailler en blanc sur noir plutôt que l’inverse. »

Ce n’est pas la première fois que les éditions Sarbacane font place dans leur catalogue à la fascination que la mort peut exercer sur les ados fragilisés par les ambiguïtés de la vie. On rappellera ici Tendre est la mort de Kinotoriko paru en 2009 dans lequel une jeune fille « lassée de tout » frappe à la porte de la mort…

Michel Defourny

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