Félix Salten, Benjamin Lacombe, Bambi [trad. Nicolas Waquet] – Albin Michel 2020

Les fans de Benjamin Lacombe vont se réjouir – et ils sont nombreux ! L’artiste français ajoute un nouveau titre à son importante bibliographie, en illustrant Bambi, le chef d’œuvre de Félix Salten, paru en 1923, condamné par les nazis en 1936, porté à l’écran par Walt Disney en 1942. L’album s’inscrit dans la collection « Les Classiques illustrés » que dirige Benjamin Lacombe, chez Albin Michel, et dont l’ambition est de redécouvrir les œuvres du patrimoine tout en revendiquant le droit de « les chahuter, de les représenter avec indépendance ». Il s’agit de créer des « livres de rêve ». Chacun des titres au format généreux se veut raffiné, avec dorures en couverture, pages ornementées, illustrations nombreuses qui jouent sur le rapport texte/image, insertion de découpages et de dépliements, techniques d’impression novatrices parfois. Une grande attention est accordée au texte, sous le savant contrôle de Lucette Savier, lorsque celui-ci est revu ou adapté. Sont parus jusqu’à présent : Le Magicien d’Oz, images de Benjamin Lacombe, texte de Sébastien Perez, d’après Lyman Frank Baum (2018) ; Les Aventures de Pinocchio, images de Justine Brax, texte de Carlo Collodi, abrégé et remanié (2018) ; Poucette, images de Marco Mazzoni, texte de Hans Christian Andersen, remanié (2018) ; Le Merveilleux Voyage de Nils Holgerson, images de Ivan Duque, texte de Selma Lagerlof, abrégé (2019) ; Peau d’âne, images de Alessandra Maria, texte de Cécile Roumigière (2019) ; L’Île au Trésor, images d’Etienne Friess, texte de Robert Louis Stevenson, abrégé et remanié (2020).

Bambi, l’histoire d’une vie dans les bois, le récit en bref
Dans Bambi, Félix Salten raconte les premières années de vie d’un chevreuil et son émerveillement devant la beauté de la nature. Tout étonne le jeune faon au milieu des fourrés. Il converse avec une sauterelle, un papillon, un lièvre, un écureuil. Il joue avec son cousin et sa cousine, Gobo et Faline. Il ressent le bonheur de s’ébattre librement, tandis que sa mère lui enseigne la prudence. Elle lui apprend à se cacher et à fuir, toujours fuir… condition de sa survie tant la menace est omniprésente. Si les rigueurs de l’hiver sont difficiles à supporter, Bambi sera confronté à des épreuves bien plus douloureuses. Comme la disparition de sa mère qui en fait un orphelin en proie à la solitude et à l’errance. Il y a surtout le désarroi et l’angoisse provoqués par le chasseur à l’odeur insoutenable qui, avec ses chiens, traque et massacre impitoyablement. Passent les saisons, les unes après les autres… Et Bambi de grandir.

Bambi, par-delà l’ode à la nature
Dans une préface qui interpelle et souligne l’actualité de l’œuvre, Maxime Rovère situe le contexte dans lequel Bambi a vu le jour. Il met en lumière sa dimension politique et plus largement humaine. Nous sommes en Autriche à un moment où les ravages de l’antisémitisme font rage. Avec subtilité, Félix Salten multiplie les éléments symboliques et les sous-entendus qui traduisent la situation des juifs. « Bambi et les siens, écrit-il, comme les papillons cherchent un lieu pour vivre en paix dans une forêt où les guettent partout mille dangers. Semblables à la jeunesse juive alors traquée par les nazis, animaux sans terrier à la manière des apatrides juifs, ils ne se sentent à l’aise nulle part, ils ne trouvent leur place nulle part. »

Le philosophe relève cependant le profond optimisme de l’œuvre : « une leçon de courage et d’espoir (…) qui, face aux difficultés et aux souffrances de tous ordres, restitue à la vie son élan souverain. » Et d’insister sur le pacifisme qui règne dans la forêt où cohabitent des « animaux de paix ».

Bambi, le point de vue de Benjamin Lacombe
En guise d’introduction, Benjamin Lacombe expose ses intentions. C’est à travers le film de Walt Disney que, dans son enfance il a découvert et adoré Bambi. On sait combien les films d’animation du studio Disney l’ont marqué tant sur les plans imaginaire que stylistique ; c’est d’ailleurs à Disney qu’il a emprunté cette fameuse signature qui caractérise ses personnages, à savoir les yeux dilatés aux pupilles arrondies. En illustrant Bambi, c’est en quelque sorte un hommage à Walt Disney qu’il a rendu. Mais pas que… « Depuis longtemps, confie-t-il, il voulait, dans un livre illustré, traiter du mal absolu de l’antisémitisme. Un mal qui ressurgit toujours, sous une autre forme, ou de biais comme les mille dangers de la forêt de Félix Salten. » Publier ce Bambi, affirme-t-il, est un engagement pour combattre la montée des racismes et des extrémismes. Sans cesse en quête de renouvellement, Benjamin Lacombe a créé pour cet album « des images syncopées au fusain, des pages ajourées et pliées faisant danser les lumières et craquer le papier ».

L’art de Benjamin Lacombe
A vrai dire, Benjamin Lacombe n’illustre pas Bambi, il fabrique un livre-objet, multipliant les variations de style. Il recourt bien sûr à l’imagerie, mimant tantôt la narration, sublimant tantôt ses personnages dans des compositions picturales qui rappellent les couronnes florales de la tradition baroque flamande (Daniel Seghers). Mais surtout, il fait du lecteur un témoin du récit, presque un partenaire qui pénètre à la fois à l’intérieur du livre et au cœur de la forêt où le jeune chevreuil gambade et s’abrite. Révélatrice à cet égard, la couverture, composée par la superposition de trois éléments : encadré par deux troncs, le cartonnage épais est évidé pour que l’on puisse apercevoir, par-delà le fouillis obscur du feuillage stylisé et finement dentelé, le jeune chevreuil qui vous fixe d’un air surpris. Révélateur également l’enchevêtrement des branchages dénudés, savamment ajourés et à déplier, pour signifier votre progression afin de découvrir Bambi, isolé au milieu de la prairie enneigée. Ailleurs, Benjamin Lacombe n’hésite pas à interrompre le récit pour insérer un cahier de plusieurs pages dans lesquelles, dans d’audacieux cadrages mêlant gros plans et vues distanciées, il célèbre au fusain le mouvement, la course et la fuite. Pour marquer le passage des saisons, il adopte un style tout différent, apparenté pour moi aux papiers peints de William Morris et des artistes du mouvement Arts and Crafts. S’il tente de chanter la beauté des habitants de la forêt, il les immobilise dans une présentation artificielle – voyez par exemple les mésanges parmi les fleurs sur un fond rose intense… Soucieux de créer « un beau livre », dans l’esprit de la collection qu’il dirige, il travaille une ornementation d’une préciosité d’orfèvre dans les mises en page du texte.

Le Bambi de Benjamin Lacombe ne laissera personne indifférent. D’aucuns seront dérangés par cet art trop composite, trop kitsch, tandis que d’autres apprécieront cette approche baroque et populaire à la fois, hypnotisés peut-être par les grands yeux du jeune chevreuil.

Michel Defourny

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