Sylvain Alzial et Loïc Gaume, L’Île aux deux crabes – Versant Sud 2021

On s’interroge. Pourquoi le cou des girafes est-il démesuré ? Pourquoi les éléphants sont-ils affublés d’une trompe ? Pourquoi les serpents n’ont-ils pas de pattes et se déplacent-ils sur le ventre en rampant ? Pourquoi le zèbre est-il rayé ? Pourquoi l’homme a-t-il toujours faim et pourquoi les animaux ne peuvent-ils se supporter ? Pour répondre à ces questions, des écrivains ont pris la plume, tels Rudyard Kipling dans les Histoires comme ça, Léopold Chauveau dans Les Histoires du Petit Renaud ou Blaise Cendrars dans Petits contes nègres pour les enfants des blancs. En inventant leurs explications, ces auteurs ont pris le relais de récits d’origine populaire. Appelés parfois « contes du pourquoi », les contes étiologiques qui témoignent de l’imagination humaine apportent des réponses aux mille questions relatives aux origines.

Sylvain Alzial, passionné par les cultures traditionnelles, vient d’adapter un conte kanak recueilli en 1987 à Ouvéa par Françoise Ozanne-Rivierre, spécialiste entre autres de la langue Iaai, l’une des 28 langues kanak de Nouvelle Calédonie. Dans L’île aux deux crabes, album paru chez Versant Sud, nous apprenons « pourquoi » le bernard-l’ermite change sans arrêt de coquille et « pourquoi » le crabe de cocotier ne sort que la nuit.

Le récit

L’honorable Madame Bouba vivait sur une île perdue au milieu de l’océan. Pressentant sa fin, elle voulut faire un cadeau à tous les animaux de terre, d’air et de mer. Comme ceux-ci, en ce temps-là, vivaient sans plumes, ni écailles, ni fourrures… elle offrirait à chacun de quoi se vêtir. Elle souffla dans sa conque sacrée afin de leur annoncer la bonne nouvelle et de les rassembler. Tous répondirent présents à son appel, à l’exception de deux crustacés. Plein de mépris pour la vénérable vieille, ceux-ci avaient préféré continuer à s’amuser et à chaparder des noix de coco.

Madame Bouba dota le cagou d’une huppe de plumes blanches, elle gratifia le renard volant d’une cape de fourrure, elle couvrit le canard et la poule d’un duvet bien doux, elle donna au chien de longs poils épais… Lorsqu’elle s’éteignit, entourée de tous les animaux nouvellement parés et alors que les cérémonies traditionnelles étaient célébrées, Petit- Bernard et Grosse-Pince, dans l’indifférence, n’interrompirent pas leur jeu de cache-cache dans les rochers. Mal leur en prit car, contrairement aux autres espèces animales qui se transmirent de génération en génération le précieux don qu’ils avaient reçu, le bernard-l’ermite s’est lui-même condamné à chercher sans relâche et pour toujours de nouveaux abris, tandis que le crabe de cocotier s’est puni lui aussi : honteux, il ne cherche à se nourrir que la nuit pour échapper au regard d’autrui.

Un accompagnement graphique

De même qu’un accompagnement musical parachève une œuvre en lui apportant un soutien harmonique et rythmique, les dessins tracés à la plume et à l’encre de Chine sur des aplats colorés ou sur fond de page blanche par Loïc Gaume accompagnent ce récit en en soulignant le caractère cosmogonique. De page en page, par l’adjonction de quelques traits et de variations de couleurs, une même forme centrale, entre mer et ciel, devient lieu d’engendrements graphiques : île, dos voûté de dame âgée, repaire d’animaux, conque, tortue, crustacés, noix de coco, soleil couchant, huppe blanche, pull à rayures, gecko, case, ronde nocturne… En évitant une stricte représentation mimétique, en créant une tension entre composants figuratifs et abstraction, ces dessins renforcent, dans leur nudité, la charge symbolique du récit. Si Loïc Gaume a renoncé à des références explicites à l’art kanak, celui-ci est néanmoins discrètement présent à travers la multiplication de traits noirs (quelquefois plus clairs) qui deviennent feuilles de palmiers ou fibres de coco, qui rident la surface de la mer, qui tatouent le ciel de nuages, qui figurent plumages ou cheveux gris… ou qui assombrissent le noir de la nuit.

Il se dégage une impression de grande harmonie entre le texte essentiellement narratif – et d’autant plus vivant qu’il donne la parole à Madame Bouba – et les images plus contemplatives, vibrantes de poésie et porteuses d’imaginaire en raison de leur minimalisme.

C’est un cadeau rare que nous offrent Sylvain Alzial et Loïc Gaume.

Michel Defourny

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