Alexandra Litvina et Anna Desnitskaïa, Le transsibérien. Départ immédiat pour l’autre bout du monde – Rue du Monde 2021

Alexandra Litvina et Anna Desnitskaïa, Le transsibérien. Départ immédiat pour l’autre bout du monde, Rue du Monde 2021
Alexandra Litvina et Anna Desnitskaïa, L’appartement. Un siècle d’histoire russe, Librairie du Globe 2018
Maria Bakhareva et Anna Desnitskaïa, Le tour du monde en 24 marchés, La Partie 2022

J’ai regroupé la présentation de ces trois albums car illustrés tous trois par Anna Desnitskaïa. On y retrouve, quelle que soit l’auteure, un même esprit et un même plaisir de lecture.

L’appartement. Un siècle d’histoire russe
C’est à un voyage dans le temps que nous convient Alexandra Litvina et Anna Desnitskaïa en explorant ce microcosme sociologique et historique de « L’appartement » russo-soviétique et en faisant la connaissance de ses nombreux occupants successifs durant « Un siècle d’Histoire russe ». 

De 1902 à 2002, treize dates-clés ont été choisies, treize  « chapitres » pour présenter un siècle d’Histoire et d’histoires russes à travers le quotidien de la vie d’une famille – les Mouromtsev – dans un appartement occupé différemment suivant les évènements et les époques. Chacun des treize chapitres s’ouvre sur une double page avec vue en coupe et en plongée du même appartement. Des cloisons apparaissent, le mobilier est déplacé pour moduler l’espace d’habitation d’une seule famille à celui attribué à plusieurs entités familiales.

La structure des treize chapitres est régulière ; plusieurs points de vue s’y articulent. Tout d’abord, sous l’illustration de l’appartement, celui d’un enfant narrateur d’une dizaine d’années. Avec simplicité et précision, il parle de la vie courante et des répercussions dans leur vie des évènement considérés. Grâce à l’arbre généalogique des premières pages, c’est déjà un véritable jeu de resituer l’enfant qui parle, la famille qui grandit : qui sont « maman », Tante Maroussia, la camarade Orlik, Ania Mouromtseva…. Sur la double page suivante, un paragraphe documentaire explicite l’enchaînement des évènements politiques ; l’auteure retrace avec concision le fil de l’Histoire de ce XXe siècle russo-soviétique et s’adresse ainsi à tout public, enfants et adultes. C’est enfin une foule d’informations concrètes que l’illustratrice nous donne à observer pour chaque époque : objets du quotidien tel un samovar, un haut-parleur des années 41-45, la mode vestimentaire, un poêle, de la nourriture, des jouets, une machine à écrire, etc. Quelques dialogues mis en scène en vignettes de BD témoignent justement de l’état d’esprit et/ou des opinions des personnages. L’humour et le jeu trouvent aussi leur place au fil des illustrations. Celles-ci s’apparentent plutôt à la « ligne claire » : lisibilité, trait net, couleur en à plat. Les nombreux personnages sont très bien « typés » dans leurs attitudes.

Anna Desnitskaïa utilise les nuances ou les contrastes entre ombres et lumière pour rendre l’atmosphère propre à chaque partie de l’appartement suivant les différents contextes historiques qui s’enchaînent : luminosité en 1902, mais semi-obscurité dans les dures années d’après-guerre quand s’imposent des restrictions de toutes sortes, alimentaires, sanitaires…

Ce qui m’a le plus séduite dans cet album ? Deux choses. D‘une part, la complicité extraordinaire entre l’auteure et l’illustratrice dans le rendu de leurs recherches historiques, sociologiques et culturelles – il est presque difficile d’imaginer qu’il ne s’agit pas d’une seule personne tant la complémentarité entre le texte, l’image, la mise en page, le choix des éléments narratifs ou documentaires est étroite (ainsi la disposition de l’appartement et ses changements successifs, si intimement mêlés aux personnages et aux circonstances que narre le texte, ou encore ces nombreux personnages, leur caractère, visage, maintien, leurs dialogues aussi, le tout évoluant au long des années). Ensuite, la formidable synthèse d’ « Un siècle d’histoire russe » – le XXe siècle -, ses répercussions sur la vie quotidienne – et urbaine – de ses habitants, sur leurs opinions politiques qui sans être approfondies ne sont pas non plus esquivées : comment les évènements leur étaient-ils présentés, comment l’histoire fut-elle construite, quelle  conscience  en avaient-ils ou pas ! Plongez-vous par exemple dans les chapitres 1914, 1917, 1953, 1987…

Aux adultes qui souhaiteraient un point-de-vue complémentaire sur ce sujet, je signale la parution récente de « Bruits et couleurs du temps – Une famille dans le siècle soviétique » d’Irina Scherbakova, publié par l’Académie Royale de Belgique en 2022.


Le transsibérien. Départ immédiat pour l’autre bout du monde
Quand le même duo auteure-illustratrice, Alexandra Litvina et Anna Desnitskaïa, nous emmène à bord du Transsibérien pour l’autre bout du monde, c’est avec le même ravissement que j’ai fait ce voyage. Cette fois pas dans le temps, mais dans l’espace!

Le grand format de l’album matérialise en quelque sorte l’immensité du territoire parcouru : sur les 9.000 km et quelques, on y change d’ailleurs sept fois de fuseau horaire !… Pour nous représenter le trajet exceptionnellement long de Moscou à Vladivostok, à travers l’Europe, l’Oural, la Sibérie occidentale, la Sibérie orientale et l’Extrême-Orient, une carte simplifiée mais très claire se déploie sur les trois premières pages et pointe les trente-six villes et villages choisis comme haltes pour faire plus ample connaissance avec des « habitants de tous âges, vivant le long de la ligne, 76 personnes qui portent le Transsibérien dans leur cœur ».

L’auteure et l’illustratrice expliquent, en introduction, leur méthode de recherche et leur choix narratif pour raconter le Transsibérien, chemin de fer qui « a uni cet immense pays », « qui a tout transformé », et qui « a aussi été porté par une rude histoire ». « Mais – ajoutent-elles – le plus important de notre aventure, ce ne sont ni les chiffres ni les dates. A travers les récits des compagnons rencontrés sur ces 9.000 km de voie ferrée, nous avons appris tellement de choses plus intéressantes sur des temps lointains ou un passé tout proche, sur de grandes ou minuscules cités, sur les coutumes et les curiosités ; nous avons découvert des bâtiments chargés d’histoire, des châteaux d’eau, des montagnes, des rivières… Nous nous sommes surtout fait de nombreux amis, partout, dans ce gigantesque pays. »

Tel est l’état d’esprit que l’on ressent tout au long des pages. Elles fourmillent de détails, d’anecdotes, de jeux, de croquis, de rencontres et de portraits, de dialogues, de descriptions, d’explications, de souvenirs, de couleurs… et aussi d’humour ! Le texte, très riche, se lit par paragraphes ou vignettes ; chaque lecteur peut y picorer les informations au gré de ses humeurs et de son âge. La famille au complet peut monter à bord du train sans crainte de s’ennuyer une seule minute durant les 6 à 7 jours et nuits de voyage.

Le tour du monde en 24 marchés
C’est avec Maria Bakhareva, auteure russe spécialisée en livres de voyage, qu’Anna Desnitskaïa explore avec nous vingt-quatre marchés répartis dans douze pays autour du monde, comme en atteste la carte en fin de volume. Vingt-quatre marchés, tous incrustés dans des cultures différentes mais avec pour point commun, depuis des millénaires, être un endroit de rencontre entre les gens qui achètent et ceux qui vendent des marchandises – en l’occurrence, dans cet album, de la nourriture essentiellement.

Les caractéristiques culturelles de chaque pays sont soigneusement sélectionnées et mises en évidence de manière ludique au travers de textes brefs et de nombreuses illustrations. Pour chaque marché précis sont présentés des éléments isolés – tel légume, tel ingrédient d’une recette – ou des scènes en pleine double page et en plongée, fourmillant de détails – agencement des lieux, produits typiques, plats préparés sur place, habillement (du plus traditionnel au contemporain), etc.

La formule du livre-jeu « cherche et trouve » traverse tout l’album sans être exclusive. Alternent renseignements pratiques – comme la rue où le marché a lieu, les jours et heures d’ouverture, des conseils sur le genre de sac à emporter les plats qu’il faut absolument goûter – et des propositions d’activités – recettes à réaliser, petits lexiques de mots courants à mémoriser. Une courte rubrique, particulièrement parlante, indique pour chaque pays ce que l’on peut acheter avec le plus petit billet ! C’est bien à l’enfant accompagné de ses parents que s’adresse l’album. Il leur offrira de nombreuses occasions d’échanges en famille.

Tout dans l’enchevêtrement des textes et des images, dans la typographie et les couleurs, éveille la curiosité, l’étonnement, l’envie de découvrir et d’écouter ces lieux pleins de vie… mais surtout l’envie de goûter les saveurs et d’humer les parfums qu’ils nous offrent, à l’inverse des « hypermarchés » de nos contrées qui nous privent de la jouissance de nos cinq sens.

Chantal Cession

 

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