Lina AlHathloul, Uma Mishra-Newbery, Rebecca Green, Loujain rêve des tournesols [inspiré par Loujain  AlHathloul] – Les 400 coups 2024

Loujain est fascinée par les couleurs. Chaque jour, sur le chemin de l’école, elle photographie tout ce qui n’est ni « gris béton ni beige sable » pour agrandir sans cesse son « mur de couleurs ». Au centre de ce mur, la photo la plus colorée de toutes, représentant un champ de tournesols comme une mer de couleurs : bleu du ciel, vert des feuilles, jaune des pétales et noir des graines de tournesol… Cette photo-là, c’est son « Baba » qui la lui a donnée ! Mais pour voir ces champs de tournesols, il faut pouvoir voler… Or Loujain est une fille et il est interdit aux filles de voler.

Et pourtant, elle en rêve toutes les nuits : elle peut voler jusqu’au champ de tournesols et là, « dans cette mer de couleurs », elle se sent « libre, libre de tout faire »…  « Un jour, tu voleras » lui affirme son Baba – ce qui, à l’école, provoque moqueries et rigolades. Mais dans le jardin de leur maison, chaque matin, son Baba lui apprend à voler, toujours plus loin. Et un jour, ensemble ils atterrissent dans le champ de tournesols !Quand la photo est publiée dans le journal, les réactions ne se font pas attendre. Mais la fierté des parents de Loujain est inébranlable !

Loujain nous apparaît comme une fillette rêveuse, tous les sens en éveil, curieuse, observatrice, déterminée, revendiquant la même liberté que ses amis d’école : « Toi, tu pourras voler. Je devrais pouvoir le faire aussi ». Si elle demande  à son Baba de lui apprendre à voler, la raison est claire : « C’est injuste qu’on m’interdise de voler. Les garçons commencent déjà à apprendre. Pourquoi pas moi ? ». Loujain vit au milieu d’une famille nombreuse  comme en témoigne la grande tablée autour du repas. Les couleurs ocre, rouge, brun et certains détails de décoration évoquent un pays du Moyen-Orient. Le  milieu familial semble traditionnel mais aussi ouvert et progressiste : c’est bien le père qui apprend à voler à sa fille, qui développe les photos, qui l’emmène au champ de tournesols , mais c’est lui aussi qui sollicite l’avis de la mère, discute avec elle, écoute son conseil – « Tu dois croire que les choses vont changer. Sinon, elles ne changeront jamais ».

En introduction et en conclusion de l’histoire, une même question est posée par un interlocuteur extérieur : « Crois-tu pouvoir voler ? ».  La première fois, la question s’adresse à la fillette, équipée de ses ailes, perchée sur une branche d’arbre et qui répond : « Je sais que je volerai. Peut-être pas immédiatement, mais assurément ». À la fin de l’album, elle est posée à plusieurs petites filles mais la réponse leur est donnée : « Je sais que tu voleras. Peut-être pas immédiatement, mais assurément ». Cette assertion est aussi bien celle des deux autrices de l’album, Lina AlHathloul et Uma Mishra-Newbery, que celle de l’authentique Loujain, héroïne réelle de l’histoire . Une histoire métaphorique, empreinte de réalisme et de poésie tout à la fois. Les dernières pages de l’album éclairent la portée de ce récit qui, sous une forme imaginaire, aborde la question des droits des femmes en Arabie saoudite et celle plus globale des droits humains.

***
Loujain AlHathloul a milité pendant des années au sein du mouvement saoudien pour les droits des femmes. Son action visait notamment à modifier les lois qui interdisaient aux femmes de conduire une voiture. Ayant enfreint cette loi en 2013, elle fut arrêtée à plusieurs reprises, condamnée en 2018 à une lourde peine de prison, et enfin libérée en 2021 sous des conditions très strictes limitant sa liberté de circuler, sa liberté d’expression et son action militante.

Ce livre a été publié pour la première fois aux Etas-Unis en 2021. Or le droit de conduire pour les femmes a été accordé en Arabie saoudite en 2018. Cette histoire garde-t-elle alors toute sa crédibilité ? Le réponse est affirmative pour deux raisons. La première est qu’il faut savoir que Loujain AlHathloul a été arrêtée en mai 2018, soit deux mois seulement avant que l’interdiction de conduire ne soit levée, mais que les conditions de sa libération pèsent encore sur l’exercice de ses droits fondamentaux. La deuxième raison est que si certaines réformes sociétales ont été promulguées depuis quelques années en Arabie saoudite concernant le statut de la femme, il n’en reste pas moins que le poids de la tradition dans certaines familles constitue un blocage à l’évolution des droits des femmes.

Les deux autrices sont respectivement la sœur et une amie de Loujain AlHathloul. Ce récit circonstancié est aussi un encouragement, une sollicitation qu’elles adressent aux enfants quant à la force de nos rêves et de nos voix qui peuvent changer les choses en devenant réalité.

***
Une poésie mêlée de réalisme, un graphisme aux teintes chaudes, un texte empreint de nuance, cet album subtil et consistant est essentiel dans le domaine des droits humains.

Chantal Cession

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *