En écho à la grande exposition « Léopold Chauveau : Au pays des monstres » présentée à Paris, au Musée d’Orsay, puis à Roubaix, à la Piscine – Musée d’art et d’industrie André Diligent
Quelques dates et quelques faits de la vie de Léopold Chauveau
Parallèlement à ma chronique consacrée à la redécouverte des albums pour enfants de Léopold Chauveau, dans le numéro 20 de la revue Lectures.Cultures, je propose ici quelques notes en guise de compléments d’information.
Naissance de Paul Chauveau en 1870. Enfance morne, solitaire, en milieu bourgeois et provincial. Éducation rigide dans un système scolaire proche du dressage. Études de médecine et de chirurgie sous la pression d’un père célèbre, professeur au Museum d’Histoire naturelle. Mariage en 1897 avec Renée-Suzanne Penel. Mobilisation en 1914. Sur le front, confrontation aux souffrances des blessés et à la boucherie de la guerre à laquelle il consacrera un livre de souvenirs, Derrière la bataille. Mort par noyade en 1915 de Pierre, son fils aîné, âgé alors de 16 ans. En 1917, décès du peintre nabi Georges Lacombe, ami si proche qu’il le considérait comme « l’âme de son âme ». L’année suivante, le chagrin et la maladie emportent son épouse. Peu après, décès de Renaud, son troisième fils, à l’âge de 12 ans, des suites d’une opération qu’il avait lui-même pratiquée. Abandon de la médecine en 1922.
Entretemps, dès 1905, Léopold Chauveau s’était essayé en autodidacte à la sculpture, créant des monstres hybrides et « aussi doux qu’inoffensifs ». Une activité qui se prolonge jusqu’en 1922. Petit garçon, il était fasciné par l’art grotesque des gargouilles gothiques tandis que, un peu plus âgé, il découvre les yôkai, ces créatures étranges aux pouvoirs surnaturels que le japonisme ambiant avait mis à la mode – particulièrement célèbres ceux de Kawanabe Kyôsai, dont L’Histoire illustrée des cent démons est bien connue. Il s’adonne également au dessin, à l’aquarelle et à la gouache, et réalise ses premiers Paysages monstrueux. Il y travaille par séries jusqu’en 1938. Au début des années vingt, il illustre à l’aquarelle dans un style qui fut qualifié de rustique 76 fables de La Fontaine auquel il voue une grande admiration. A la même époque, il s’attaque à l’Ancien Testament, puis, entre 1924 et 1928, au Roman de Renard.
Sa présence est attestée, en 1922, 1928, 1937, aux Décades de Pontivy organisées par son ami d’enfance Paul Desjardins ; celles-ci sont fréquentées par de nombreux intellectuels et écrivains parmi lesquels André Malraux, André Gide et Roger Martin du Gard qui deviendra l’un de ses grands amis. Il y fera la connaissance de Paul Faucher, le futur Père Castor. Tous deux adhèrent aux idéaux de l’École Nouvelle et concoctent un projet d’album qui n’aboutit pas. 1923 voit la parution d’Histoire du poisson scie et du poisson marteau suivi d’Histoire de la poule et du canard, Histoire du vieux crocodile et Histoire de la placide tortue, avec 38 dessins à l’encre de Pierre Bonnard. En 1924, il épouse en secondes noces Madeleine Lamy qui le soutiendra dans son art. Parution en 1927 des Histoires du Petit père Renaud recueillies par Léopold Chauveau et illustrées par Pierre Bonnard – 49 dessins à la plume, rehaussés de couleurs au pochoir, bleu et rouge (1). Peu après, ces récits reparaîtront illustrés par Chauveau lui-même. L’inspiration de l’écrivain-illustrateur ne tarit pas, il continue à nous étonner par son esprit combatif, son engagement politique étonnamment lucide, son anticolonialisme, son humour mordant et son humanisme profond. Les Cures merveilleuses du Docteur Popotame, Histoire de Roitelet, Les deux font la paire sortent respectivement en 1927, 1928 et 1937. En 1932, il publie un roman pour adultes, Pauline Grospain. Inquiet par la montée des fascismes, il écrit en 1939 : « Je dessine des monstres – bien gentils, bien doux, bien inoffensifs – bien ridicules à côté des monstres vrais et vivants qui bouleversent maintenant le monde ». Il meurt le 17 juin 1940, alors qu’il se rendait chez son ami Roger Martin du Gard. Il avait utilisé ses dernières forces dans la création d’un centre d’hébergement pour les réfugiés belges et français qui fuyaient l’invasion nazie.
Quelques mots à propos des histoires pour enfants de Léopold Chauveau
Elles s’inscrivent dans la tradition du récit animalier, Roman de Renard, Fables de La Fontaine, So Just Stories for little children de Kipling : ce sont tantôt des histoires à morales ou amorales, des contes étiologiques, des aventures farfelues… Derrière leur absurdité, leur humour noir, leur cruauté ou leur poésie burlesque se cache une critique féroce des travers de la société en même temps que Léopold Chauveau y règle ses comptes avec la vie.
C’est ainsi qu’il dénonce la brutalité des options éducatives dont il a été victime et le manque d’affection dont il a souffert. Exemple emblématique : dans La Poule et le canard, une mère poule vaniteuse souhaite que ses 180 poussins brillent par des exploits contre nature. Elle n’hésite pas un instant à les sacrifier, sans manifester la moindre émotion. Aussi se noient-ils lorsqu’elle s’entête à vouloir en faire des nageurs ou s’écrabouillent-ils au sol lorsqu’elle les oblige à voler.
Parallèlement, Léopold Chauveau lutte contre les préjugés racistes et le colonialisme. Dans Les Cures merveilleuses du Docteur Popotame, il décrit les méfaits des « hommes blancs » qui se sont installés dans son pays. Ces envahisseurs irrespectueux de la vie et qui se croient supérieurs y causent de grands ravages. « Avec leurs fusils perfectionnés, explique l’éléphant Tobi, ils nous massacrent sans choix ni discrétion (…). Ils nous arrachent les dents. Savez-vous ce qu’ils en font ? Des boules de billard, des coupe-papiers et autres stupides babioles. » Et Tobi de se demander s’il ne faudrait pas peindre en noir ces hommes méchants afin qu’ils deviennent bons.
L’enfant co-créateur des histoires
Loin d’être un enfant sage qui écoute passivement les histoires qui lui sont racontées, le petit Renaud impose sa présence en dialoguant d’égal à égal avec son père, à un point tel que l’on pourrait affirmer qu’il est co-créateur des récits. Soit qu’il en propose le point de départ, soit qu’il intervienne et perturbe la narration, soit qu’il porte un jugement critique sur ce qu’il vient d’entendre, soit qu’il devienne lui-même narrateur.
Quelques exemples, comme ce début de l’Histoire de Roitelet :
– « Papa, s’il te plaît, fais le portrait de ma tartine.
– Un portrait de tartine ! quelle drôle d’idée !
– Avec la confiture dessus pour que je me rappelle comment elle était quand je l’aurai mangée.
– Non tu m’ennuies ! C’est trop difficile.
– Tu dis toujours ça.
Au bout d’un instant, il reprit :
– Alors raconte-moi une histoire de confiture.
– Tu m’ennuies, je ne connais pas d’histoire de confiture.
– Tu vois, tu dis toujours la même chose. Et puis, quand tu veux, tu racontes très bien.
– J’en sais une où il est question de confiture, mais on ne peut pas dire que ce soit une histoire de confiture.
– Raconte-la tout de même. »
Il lui arrive de poser des questions, comme dans l’Histoire du petit serpent :
– « Dis, papa, elles sont vraies les histoires que tu me racontes-là ? »
Comme dans Les deux font la paire aussi :
– « Pourquoi on raconte les histoires toujours dans le même sens ?
– Comment dans le même sens ?
– On raconte toujours le commencement d’abord et puis toute l’histoire, et la fin quand c’est fini. »
Il se permet des commentaires, comme dans la préface des Cures merveilleuses du Docteur Popotame :
– « J’ai un papa très gentil. Il me raconte beaucoup d’histoires. Elles sont très bêtes ces histoires, mais ça ne fait rien, elles m’amusent énormément. Quand il vient d’en raconter une très amusante, je lui dis « Celle-là il faut l’écrire ».
Il ne l’écrit jamais bien du premier coup. Il oublie des tas de choses, il en ajoute. Si je le laissais faire, il abîmerait toute l’histoire (…) ».
En fin de « conte », c’est généralement le petit père Renaud qui conclut, ajoutant un dernier grain de sel, comme dans l’Histoire du petit serpent :
– « Comprends-tu ?
– Non, je ne comprends pas. C’est très mal expliqué. Mais ça m’est égal. Et puis, tu sais, elle est très bête cette histoire.
– Ah ! tu trouves.
– Oui ! très, très bête ! mais elles sont bien plus amusantes quand elles sont bêtes. »
Non content d’encadrer les récits, le petit père Renaud donne son avis sur les images qui les accompagnent :
– « Il dessine très mal. Il fait des éléphants qui ne ressemblent pas du tout à des éléphants. Je les reconnais parce que je sais que ça doit en être. Il fait aussi toutes sortes d’autres bêtes qu’on reconnaît très bien quand il explique ce que c’est. »
Un dispositif novateur au service de l’autonomie de l’enfant
Adepte des idées de l’Éducation Nouvelle, Léopold Chauveau croit dans les capacités créatives de l’enfant. Comme le Père Castor, il souhaite favoriser son épanouissement et le rendre autonome. Pour ce faire, il lui offre un outil inédit : le dédoublement de la narration. Une première version uniquement textuelle est censée être lue par l’adulte. Puis, c’est à l’enfant de se raconter une seconde version toute personnelle, à partir d’un ensemble d’images accompagnées de quelques mots inducteurs. Le dispositif est tellement novateur que les éditeurs ont peiné et peinent encore à comprendre les intentions de l’artiste. A mes yeux, seules la maison MeMo, dans sa réédition des Cures merveilleuses du Docteur Popotame, a réussi à concrétiser le projet. La tentative récente des éditions de la Réunion des Musées nationaux, RMN, avec l’Histoire du petit serpent ne me paraît pas convaincante, en raison de la mise en page de la seconde version. Au lieu de libérer la parole de l’enfant, les images sur la page de droite en sont réduites au rôle d’illustration d’un texte survalorisé par l’emploi de grands caractères et placé en haut de la page de gauche. La disposition spatiale adoptée a anéanti l’objectif poursuivi. La dictature du texte dont voulait se débarrasser Léopold Chauveau est restaurée.
Michel Defourny
A noter : Les Histoires du petit Renaud, illustrées par Pierre Bonnard, sont rééditées chez MeMo, avec une postface de Carine Picaud.