La Chenille qui fait des trous, Eric Carle – Mijade (depuis 1995)

Quelques livres phares ont marqué l’histoire de la littérature de jeunesse. Ils brillent par-delà le temps qui n’a pas de prise sur eux. Publié il y a cinquante ans, l’album d’Eric Carle, La Chenille qui fait des trous, séduit autant les lecteurs d’aujourd’hui que ceux qui l’ont découvert, lors de sa parution en 1969. Son succès s’explique par une remarquable adéquation entre, d’une part, une comptine numérique d’une simplicité désarmante qui s’appuie sur un phénomène naturel à peine croyable, la métamorphose d’une chenille en papillon, et, d’autre part, la création d’un objet qui tire parti des éléments constitutifs d’un album. Eric Carle a opté pour un format à l’italienne correspondant à la forme allongée de la chenille et à l’espace à parcourir orienté vers la droite. Les pages sont découpées verticalement. D’abord étroites, leurs dimensions croît en fonction de la quantité de nourriture absorbée par la star du récit. Comme Bruno Munari, avant lui, Eric Carle a tiré parti du support papier. Il l’a perforé de trous, rendant palpables les ravages de l’affamée. Enfin, ses illustrations superbement colorées, ses collages à l’allure naïve, ses superpositions de papier de soie préalablement peints à l’acrylique confèrent une dimension artistique à l’ensemble.

Grande est l’efficacité de la narration linéaire et du rythme des répétitions, du petit œuf à l’apparition de la chenille dont l’appétit semble insatiable, jusqu’au moment où, satisfaite et devenue énorme au point d’envahir tout l’espace disponible, elle s’enferme dans son cocon. Surprise ! Au terme de deux semaines, la chenille est devenue un superbe papillon aux couleurs flamboyantes. Si fidélité à la réalité il y a – la croissance de la chenille, sa voracité et sa mutation en papillon -, Eric Carle s’en éloigne dans sa systématisation poétique et arithmétique, de même que dans le choix des aliments. Née dans la lumière d’un dimanche matin, la bestiole croque, chaque jour de la semaine, des fruits différents dont le nombre augmente à chaque page tournée : le lundi, une pomme, le mardi, deux poires, le mercredi, trois prunes, le jeudi, quatre fraises, et le vendredi, cinq oranges. Le samedi, rupture totale dans son alimentation ! Elle se livre à une véritable orgie burlesque et pantagruélique en avalant coup sur coup morceau de gâteau, cornet de glace, cornichon, bout de gruyère, saucisson, sucette, portion de tarte aux cerises, brioche et tranche de pastèque. De quoi la rendre malade. Le lendemain matin, elle se contente de dévorer une dernière feuille plus conforme à sa nature.

On est émerveillé par l’intelligence de la construction de l’album et par sa beauté. La pâleur de la lune ensommeillée s’oppose à l’éveil éclatant d’un soleil qui sourit, point de départ d’une étonnante aventure. L’alignement des aliments placés en milieu de page permet de les compter aisément, de visualiser leur succession et d’appréhender la progression régulière des quantités avalées. Le changement d’échelle des dix gourmandises sucrées et salées du samedi renforce leur attrait et suscite chez le jeune lecteur l’envie de goûter à pareils délices. On appréciera enfin le traitement réservé à la chenille elle-même. Minuscule à sa sortie de l’oeuf, presque perdue sur la page, elle rampe en contractant ses anneaux, se redresse pour mieux se diriger, se glisse hors du trou qu’elle a creusé afin de pénétrer dans le fruit suivant. Enfin, elle apparaît dans toute sa splendeur, juste avant son cocooning : superbes anneaux verts aux reflets jaunes, hérissés de poils multicolores, face rouge, coiffée de deux antennes et percée de deux grands yeux. Comble d’humour,  la vorace n’a qu’une tout petite bouche de rien du tout.

La Chenille qui fait des trous, un album accompli qui, à l’âge de cinquante ans, a un bel avenir devant lui.

Michel Defourny

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